Regard sur la Forêt Usagère à la veille du XXe siècle

Une analyse de la situation et des perspectives de la forêt usagère, signée « un vieux testerin » dans l’Avenir d’Arcachon N° 2425 du 02/04/1899

Texte recueilli par la SHAAPB (La société historique et archéologique d’Arcachon et du pays de Buch)

Ce que l’on peut observer, c’est que, si le régime économique du gemmage a fait faillite, tout le reste est encore d’actualité. Le XXe siècle a été un siècle d’immobilisme, de conservatisme pour la forêt usagère de la Teste. Travaillons, en ce début XXIe, à rendre à ce patrimoine le rôle qu’il n’aurait jamais du perdre : servir les femmes et les hommes de ce pays, et non plus comme aujourd’hui, les idéologies et les principes, qui se nourrissent de peu, eux.

Notre intention n’est pas aujourd’hui, de faire l’historique de la forêt usagère de La Teste. Nous supposons que tous ceux qui s’en occupent depuis quelque temps, et ils sont nombreux, ont lu les documents divers qui règlent les droits réciproques des propriétaires et des usagers sur la forêt. Ces droits sont définis surtout par les Transactions de 1604, 1746 et 1759, et la Sentence Arbitrale du 27 fructidor an II. Ces derniers titres, de beaucoup les plus marquants, avec d’autres actes d’importance secondaire, intervenus à des époques différentes sont d’une clarté telle, pour tout esprit impartial, que les contestations survenues depuis 1604 entre le seigneur et les habitants d’abord, entre les propriétaires et les usagers ensuite, ne peuvent s’expliquer que par les intérêts personnels de ceux qui les ont provoquées.
Il est cependant un point sur lequel l’entende ne s’est jamais démentie : c’est que certains droits d’usage sur la forêt, furent accordés par les Captaux de Buch, aux habitants des trois paroisses de La Teste, de Gujan et de Cazaux.
Il en est un autre, non moins certain, quoique celui-ci soit encore contesté : c’est que, la forêt usagère appartenant autrefois tout entière a la famille seigneuriale de Buch a été morcelée, pour devenir aujourd’hui la propriété d’un grand nombre de tenanciers, et qu’il n’y a pas de droit de propriété, plus régulier, plus vrai, plus respectable que celui des propriétaires de la forêt de La Teste ; chacun peut s’en convaincre par la simple lecture de la Sentence Arbitrale du 27 fructidor an II. Mais, hâtons-nous de le reconnaître, cette mutation de propriété n’a modifié en rien, les droits que les usagers détenaient du seigneur, ne les a ni amoindris, ni augmentés, et les charges imposées dès l’origine aux propriétaires par le seigneur, sont restées, elles aussi, absolument intactes.
Or, quels sont les droits des usagers ?
Me Duthil, un des avocats distingué du barreau de Bordeaux, dit à ce sujet :
« Tous les droits d’usage que les Transactions énumèrent, peuvent se sérier en deux catégories : les petits et les grands.
Les petits, consistent en droit, de prendre sans autorisation préalable, du bois pour pau de vignes et de filets, cercles et codres, etc., droits de glandage et non de glandée, c’est à dire de ramasser le gland et non de le faire paître par les animaux.
Tous ces droits sont de peu d’importance, en effet, ils ont aujourd’hui presque disparu ; soient que les usages indiqués soient tombés en désuétude, soient que la disparition de certaines essences de bois ait créé une impossibilité presque totale de les exercer.
Les grands droits d’usage concédés par les Transactions sont : le droit d’affouage ou droit au bois de chauffage, destiné au foyer (ad focum), le droit de marronnage ou droit au bois de construction.
– le droit d’affouage est ainsi réglementé par la Transaction de 1759 : il sera permis aux habitants non propriétaires, de prendre pour leurs chauffage, le bois mort, sec, abattu ou à abattre ; pourvu qu’à l’égard du bois à abattre, cela se fasse sans fraude, c’est à dire les pins morts de façon à ne plus pouvoir porter résine.
Ce texte est clair, il concède aux usagers tout le bois nécessaire à leur chauffage, sous la seule mais nécessaire condition, qu’il sera mort et sec.
Les usagers ne s’en contentent pas, et voudraient pouvoir prendre pour leur chauffage, les chablis ou bois vifs, provenant des arbres cassés ou déracinés sous prétexte qu’ils ne peuvent plus porter résine. »
Cette prétention du reste fut sanctionnée par un jugement du Tribunal, confirmé par un arrêt de la Cour de Bordeaux de 1849 : mais la question portée de nouveau devant la Cour en 1892, à la suite de dégâts considérables causés par un cyclone, donna tort aux revendications des usagers, et gain de cause aux propriétaires.
– Le droit de Marronnage ou bois de construction, est utilisé par les usagers, suivant leurs besoins, mais à la condition d’en faire préalablement la demande à des syndics, qui leur indiquent la parcelle de forêt, dans laquelle ils devront le prendre ; dans aucun cas, le bois ne peut leur être refusé, mais la quantité nécessaire doit être justifiée suivant devis établi par l’ouvrier constructeur.

Quant aux propriétaires, leurs droits sont d’abord les mêmes que ceux des usagers ; mais de plus, ils sont seuls propriétaires du sol, comme en témoigne surabondamment la Sentence Arbitrale du 27 fructidor an II, et ils détiennent à leur profit, le seul produit que puisse donner une forêt de pins, c’est-à-dire la résine ; sans toutefois pouvoir, pas plus que les usagers, faire commerce du bois formellement interdit par les Transactions qui ont eu, par cette prohibition, le souci constant de la conservation de la forêt. Les propriétaires ont en outre, le droit de vente, d’échange, de transmission de propriété comme ils l’entendent, sans que, dans aucun cas, les usages puissent intervenir.
Il nous semble avoir défini d’une manière précise quels étaient les droits stricts des usagers et les charges imposées aux propriétaires. malgré toute la clarté de ces droits et leur netteté, la tendance des usagers à agrandir leurs privilèges, se manifeste pourtant à chaque occasion.
Après le cyclone de 1891, les usagers voulurent s’emparer comme bois de chauffage, des bois abattus par la tempête, sous le prétexte qu’un arbre déraciné ne pouvait plus porter de résine, mais sans se préoccuper si le bois était bien mort et sec, comme l’exigent les Transactions ; ils furent déboutés de leurs prétentions, par un arrêt de la Cour de 1892.
Cet arrêt considéra que, les propriétaires seuls pouvaient disposer de ce bois, en indiquant même à ceux-ci la façon de les utiliser en poteaux de mine ; voulant dire sans nul doute, par cette expression de poteaux de mine, que les propriétaires avaient le droit d’exploiter les arbres abattus, et d’en faire commerce, bien que et peut-être parce que le texte des Transactions était muet sur cette cause de destruction de la forêt, résultant d’un cas de force majeure.
En 1897, une nouvelle tempête abattit des milliers d’arbres. Bien qu’ils fussent forts de la sentence de la Cour rendue en 1892, les propriétaires n’usèrent pas de leurs droits, et sans profit pour personne, les arbres furent abandonnés sur le sol.
En 1898, un incendie d’une violence exceptionnelle, détruisit environ 500 hectares de forêt, à un moment où la forêt était encore encombrée par les pins abattus par l’ouragan, et dont la quantité était infiniment supérieure aux besoins des usagers.
Si à diverses époques, les propriétaires n’avaient pas disposé des arbres détruits par cas de force majeure, à cause du peu d’importance des dégâts, pouvaient-il cette fois, en présence d’un véritable désastre, rester insouciants au point d’abandonner tout ce bois en pure perte pour tout le monde ? Ils ne le crurent pas.
Bien que selon nous, l’arrêt de la Cour de 1892 donnât aux propriétaires le droit d’en disposer librement, ceux-ci ont soumis ce nouveau cas à une nouvelle appréciation des tribunaux demandant que la vente en soit autorisée, au profit de qui de droit.
Nouvelle opposition des usagers.
Malgré la résistance de ceux-ci, le tribunal des Référés en a ordonné la vente, nonobstant appel. Le produit en sera versé à la Caisse des Dépôts et Consignations, pour être réparti entre qui de droit, suivant décision ultérieure.
M. Grandjean inspecteur des forêts, est choisi et nommé séquestre par le tribunal. La vente a lieu. M. Beaumartin négociant à Bordeaux devient acquéreur de la forêt incendiée, pour une somme de 75.000 fr. environ.
M. Beaumartin commence son exploitation.
Les usagers se rendent par centaines sur les chantiers, ou ailleurs pour tout saccager et détériorer le bois. Ne leur a-t-on pas dit du reste : « Que les juges n’entendaient rien à l’affaire ; que tout ce bois leur appartenait ; et que seuls ils avaient le droit d’en disposer. » – L’acquéreur suspend ses travaux jusqu’à ce que la Cour se soit prononcée. – La cour confirme la sentence des premiers juges. Un nouveau sursis est accordé par l’acquéreur. De leur côté, certains propriétaires et quelques usagers travaillent à trouver la combinaison possible de calmer cette foule si inconsciemment excitée. Peine perdue : les agitateurs occultes continuent leur œuvre inavouable.
M. Beaumartin reprend enfin son exploitation. Nouvelle explosion des usagers ; c’est par milliers cette fois qu’ils s’opposent violemment à la reprise des travaux, en saccageant les chantiers.
Et la justice, l’autorité centrale, l’administration supérieure, prises de pitié sans doute, pour cette foule inconsciente, restent inactives.
De son côté, le maire de La Teste fait annoncer par son crieur public : « Que M. Beaumartin a résilié son contrat ; que les droits des usagers sont donc sauvegardés ; et que chacun peut aller chercher dans la forêt, le bois dont il a besoin. »
Et les usagers de crier victoire !
Quelqu’invraisembable qu’apparaisse cette proclamation aussi étrange qu’inattendue, il n’est pas possible que le maire ait agi sans raisons sérieuses. Mais ces motifs, quels sont-ils ? Chacun se le demande. Que M. Beaumartin découragé, veuille se dégager ? Très bien. Mais faut-il au moins, qu’il y soit régulièrement autorisé. Et la sentence des juges ; et l’action du séquestre ; qu’en fait-on ? Sans nul doute, avant peu, nous serons renseigné, car il n’est pas admissible, que la solution tambourinée par M. le maire de La Teste soit aussi facile, aussi coulante qu’il semble bien le dire. Il reste à établir des responsabilités qu’on ne manquera certainement pas de définir, et cette lamentable affaire se terminera, espérons-le, peut-être pas à la satisfaction de tous… mais passons.

Et après ?

Il restera à redouter, que ces désordres nés depuis des siècles, conséquence de la faiblesse des uns, des précautions injustifiées et exagérées des autres, ne se reproduisent à chaque nouvelle occasion. Bien sage sera, bien honoré de ses concitoyens devra être, celui qui trouvera un moyen d’arriver à un apaisement définitif, en faisant disparaître pour toujours, ces causes de discorde si regrettables à tous les points de vue, entre habitants des mêmes communes.
– Certains ont cru qu’une Sentence arbitrale, rendue par une commission composée d’un égal nombre de propriétaires et d’usagers, à laquelle s’adjoindraient deux ou au besoin trois arbitres, serait favorablement acceptée par les intéressés.
Le passé nous rend méfiant sinon incrédule. En effet la mémorable Sentence du 27 fructidor an II, qui débouta, par 300 considérants, les habitants, de leur prétention à la co-propriété du sol de la forêt, fut observée peut-être, pendant les quelques années qui suivirent son arrêt, mais, aujourd’hui ne voyons-nous pas les générations actuelles n’en tenir aucun compte. Nous sommes donc en droit de craindre, que la décision d’une Sentence nouvelle quelle qu’elle soit, ne soit pas plus définitive que celle de l’an II.
– D’autres ont pensé au rachat des droits d’usage.
Jamais, et selon nous avec raison, les usagers n’y consentiraient. Le produit du rachat ne serait profitable qu’au budget communal, et dénaturerait complètement le droit d’usage, qui est un privilège personnel et non collectif.
– On a parlé aussi du Cantonnement. Qu’est-ce que le cantonnement ? C’est le rachat par les propriétaires du droit d’usage qui grève leur forêt ; seulement le prix du rachat n’est point versé en argent ; le paiement en est effectué en nature, par l’abandon en pleine propriété, aux usagers, d’une parcelle proportionnelle au montant de leurs droits, d’un canton de la forêt, d’où l’expression de cantonnement.
Avec le Cantonnement, les usagers ne perdent pas le droit au bois ; mais au lieu de l’exercer sur toute l’étendue de la forêt, ils ne l’exercent que sur la partie qui leur a été abandonnée, et devenus propriétaires exclusifs de cette portion, ils peuvent en tirer, par un bon aménagement, des revenus considérables. (M. Duthil. – Voir à propos du Cantonnement, le remarquable rapport de M. Bisserié).
Par ce procédé, les habitants auraient le bois, et les communes le prix de la vente des résines ; inutile d’ajouter que ce serait pour elles une source de richesse dont bénéficieraient encore les usagers.
Le Cantonnement aurait aussi le grand avantage, de s’opérer sans bourse délier, de la part des communes. Il nous paraît donc utile, de l’étudier très sérieusement.
– Et enfin, nous devons ajouter que de part et d’autre, nous voulons dire du côté des habitants ayant pins, et du côté des habitants simplement usagers, a surgi simultanément l’idée, peut-être la plus lumineuse qui se soit jamais produite, pour en finir une fois pour toutes avec ces ressentiments fâcheux, qui se produisent si souvent, entre concitoyens, entre amis, entre parents même, nous voulons parler de la Vente de la forêt, aux Communes par les propriétaires.
A première vue, ce projet semble être une très grosse affaire, difficile à résoudre.. C’est vrai ; mais il ne faudrait cependant pas en exagérer la portée.
La forêt est une source immédiate et incontestable de grande richesse, permettant de faire face aux emprunts nécessaires à l’achat, et susceptible de s’accroître encore dans de très grandes proportions, dans un avenir peu éloigné.
L’entente ne serait peut-être pas facile entre vendeurs et acquéreurs, mais ne pourrait-on pas, pour trancher certaines difficultés, s’en rapporter à la décision de gens experts et arbitres ; et chacun, ne devrait-il pas apporter dans cette circonstance, le bon vouloir qui s’impose à tous aujourd’hui, pour arriver définitivement à l’apaisement désiré.

Un Vieux Testerin.

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